Publié par : marcletourps | 6 décembre 2012

Alphonse Le Gastelois, l’ermite des Ecrehou

Communication du 5 décembre 20112 par François Rosset

Alphonse Le Gastelois (1914-2012), « l’ermite des Écréhou »

L’étrange histoire d’Alphonse Le Gastelois a intrigué et nourri l’imaginaire de nombreux plaisanciers de Carteret se rendant aux Écréhou.
Au printemps 1960, une jeune fille est enlevée de sa chambre et violentée, inaugurant les affreux agissements de la « Bête de Jersey ». Pendant onze ans, un individu revêtu d’affreux accessoires vestimentaires va commettre des crimes sexuels contre des enfants dans le nord-est de l’île de Jersey, à des endroits particuliers tels que sites préhistoriques ou voisinage de dolmens. Ses agissements s’apparentent à ceux de Gilles de Rais, compagnon de guerre de Jeanne d’Arc. La population est terrorisée et la police appelle en renfort des agents de Scotland Yard. Une trentaine de personnes sont interrogées sans succès, parmi lesquelles Alphonse Le Gastelois.
Né le 9 octobre 1914 dans la paroisse de Saint Martin, Alphonse Le Gastelois, fils de François (1859) et de Rose Tardif (1876) était le plus jeune de cinq enfants et d’une demi-sœur. Ses parents étaient des paysans bien connus de la paroisse. Il fréquenta l’école de Saint Martin et fut élevé en français et en jerriais . A l’époque des faits, c’est un paysan de nature étrange et solitaire, sans emploi fixe, qui parcourt la lande de Saint Martin la nuit. Il habite une petite maison de location à Faldouet, dans la paroisse de Saint Martin, vingtaine de Rosel. Comme la Bête selon les descriptions qui en ont été données, Alphonse Le Gastelois porte un vieil imperméable sale et malodorant fermé par une ficelle ; mais il ne mesure que 1m60 alors que la Bête semble mesurer vingt centimètres de plus. Soumis à de nombreux interrogatoires durant un mois, ses vêtements lui sont même retirés pour subir un examen médico-légal. Il nie être l’auteur de ces atrocités « je n’ai jamais eu la moindre relation de cet ordre avec des enfants ou avec une femme » et est enfin relâché, faute de charges, habillé de vêtements provenant des magasins de la police. Mais il avait été donné comme premier suspect et la population le vilipende partout où il va, le poursuit et lui crache dessus.
Humilié, inquiet pour sa vie, Alphonse Le Gastelois décide, sur les conseils de l’avocat Denys Richardson, de s’exiler quelques semaines aux Écréhou, sur l’îlot de Marmotière. Dans un premier temps il y réparera la toiture de la cabane de l’avocat contre un peu d’argent. Alphonse Le Gastelois passera quatorze ans aux Écréhou, d’avril 1961 à juillet 1975, se nourrissant de fruits de mer, d’algues et des vivres laissés ou apportés par des amis jersiais et normands.
Archipel situé à mi chemin de Carteret et de Jersey, les Écréhou offrent un paysage changeant au fil de la marée, quelques îlots seulement émergeant à marée haute de vive eau, tandis qu’à marée basse, par fort coefficient de marée, un vaste désert de rochers inhospitaliers se découvre. La lumière y prend des nuances infinies et les seuls habitants permanents sont les oiseaux de mer, sternes, goëlands, huitriers-pie, cormorans, fous de bassan. Des courants violents le traversent, rendant la navigation délicate.
Au cours de la saison d’été, les jersiais viennent nombreux aux Écréhou, distants d’environ sept nautiques seulement du port de Gorey, et apportent des vivres à Alphonse, qu’on appellera « l’ermite des Écrehou », en échange de la surveillance de leurs maisons, plutôt cabanes d’ailleurs que maisons, serrées les unes contre les autres comme pour se défendre des attaques de la mer lors des tempêtes. Il a les clefs d’une quinzaine d’entre elles sur les vingt-deux que compte l’archipel et peut puiser dans les réserves alimentaires laissées par leurs propriétaires. Mais pendant dix mois de l’année il est seul, ne recevant que de très rares visites d’amis français et jersiais. S’il déplore sa solitude, en revanche il déclare ne jamais s’ennuyer. Il est équipé d’une radio pour écouter les nouvelles et acquiert une grande connaissance de la nature. Même après avoir été complètement blanchi par l’arrestation du vrai coupable des crimes commis contre les enfants en 1971, il reste sur l’archipel, déclarant « Je ne rentrerai pas à moins d’y être obligé. C’est un paradis comparé à ce à quoi j’ai été confronté.»
Des Carterétais viennent aussi aux Écréhou. Avant de repartir ils laissent ce qui leur reste de nourriture en la mettant directement dans la maison d’Alphonse pour ménager sa susceptibilité. Ce soir là ils sont venus à deux bateaux. Ils invitent Alphonse à dîner. Ce dernier a fait honneur au repas, et au bordeaux. Après le dîner ses hôtes retournent à bord pour dormir. Un peu plus tard, Alphonse s’amuse à lancer des fusées rouges. Il fait nuit. Bientôt un hélicoptère survole l’archipel, réveillant les dormeurs. Angoissés, les équipages reprennent la mer pour Carteret le lendemain matin, scrutant la mer, s’attendant à découvrir un naufrage sur leur route. Il n’en est rien, mais à leur arrivée à Carteret ils sont accueillis par la gendarmerie maritime qui vérifie leur stock de fusées.
Une nouvelle agression se produit encore à Jersey en 1963. Certains pensent qu’Alphonse en est l’auteur, arguant du fait qu’il aurait pu facilement faire un aller-retour à Jersey en bateau, et des habitants vengeurs de sa paroisse brisent les vitres de sa maison. La méfiance dont il est l’objet ne s’éteint que par la découverte du vrai coupable, en 1971. Édouard Paisnel, de la paroisse de Grouville, se croyait l’héritier spirituel de Gilles de Rais, ce français compagnon de Jeanne d’Arc comme on l’a vu qui se livrait à des séances de magie noire au cours desquelles des centaines d’enfants furent torturés et violés, et qui a inspiré à Charles Perrault le conte Barbe bleue. Édouard Paisnel perpétuait ses crimes les nuits de pleine lune, masqué et costumé afin de n’être pas reconnu. Cela ne l’empêchait pas de faire tous les ans office de Père Noël à l’orphelinat des Hauts de la Garenne.
Le 17 juillet 1971, il est arrêté en essayant de fuir un barrage de police. Il emportait dans son véhicule des pièces de son déguisement. Convaincu de 13 actes de viol, il est condamné à 30 ans de prison et meurt en captivité en 1994.
Sa femme Joan a écrit un livre, The beast of Jersey , paru en 1972, où elle dévoile notamment l’obsession de son mari pour le satanisme et l’existence d’une pièce secrète dans la maison renfermant des objets utilisés pour de la magie noire.
Alphonse Le Gastelois retourna brièvement à Jersey, arrêté pour le vol présumé d’une paire de jumelles dans une cabane de l’île. Il fut défendu par l’avocat Richard Falle, qui fit venir à la barre des témoins Reg Nicolle, professeur au Victoria College, à qui il demanda de décrire la personnalité du prévenu. Reg Nicolle répondit : « Il était un amer pour ceux qui étaient perdus en mer. Il réchauffait ceux qui avaient froid. Il réconfortait ceux qui étaient en détresse. » Le juge fit remarquer à M. Nicolle que cela n’avait rien à voir avec l’affaire et qu’on ne l’avait pas prié de décrire Robin des Bois. Il répliqua : « Je n’ai jamais rencontré Robin des Bois» ce qui provoqua un éclat de rire parmi les membres de la Cour. Alphonse fut acquitté et retourna aux Écréhou.
Alphonse Le Gastelois, complètement blanchi, et habitant les Écréhou depuis plus de dix ans, imagine avec la complicité de ses deux amis avocats, Denis Richardson et Richard Falle, de réclamer en vertu du droit coutumier normand, en usage à Jersey, de devenir le représentant sur l’archipel du souverain, le duc de Normandie (en la personne de la reine d’Angleterre). Cela aurait pour conséquence de séparer les Écréhou du bailliage de Jersey. Cette requête, adressée au Conseil privé de la reine en sa qualité de duc de Normandie et qui avait été précédée d’une clameur de haro, fut rejetée au motif d’irrecevabilité. La période nécessaire pour qu’une terre abandonnée puisse donner lieu à la création d’un bailliage est en effet de quarante ans et un jour et non de dix ans et un jour.
Alphonse devait cependant avoir encore affaire avec la justice. En 1975 les Etats de Jersey envoyèrent des hommes aux Écréhou pour supprimer les lapins, censés avoir été introduits par Alphonse Le Gastelois pour se nourrir. Ils pullulaient et menaçaient la rare végétation de l’archipel. Après avoir tiré les animaux, les hommes retournèrent sur Marmotière, l’île principale, où ils découvrirent de la fumée s’élevant de la cabane de Lady Trent, l’unique maison de Maître Île, les Autelets, détruite par un incendie.
Ils suspectèrent Alphonse d’avoir mis le feu et les Etats de Jersey décidèrent de son arrestation et de son retour à Jersey. Ils se tournèrent alors vers Alain Blancheton, plus tard maître de port de Carteret, devenu un ami d’Alphonse au cours de ses nombreuses visites aux Écréhou. John Germain, centenier de Saint Martin, lui demanda d’être présent sur l’île lorsqu’on viendrait arrêter Alphonse. Il vainquit la réticence d’Alain Blancheton en lui disant qu’ils savaient Alphonse innocent, mais qu’il valait mieux pour lui revenir à Jersey pour être innocenté que de rester sur l’archipel. « Il valait mieux qu’il soit calme » dit Alain Blancheton. « Nous [Alphonse et moi] étions assis côte à côte lorsque le Duchesse de Normandy, le bateau des Etats de Jersey, arriva pour l’emmener, le 18 juillet 1975. Il se tourna vers moi et dit : « Vé tu bi La Duchesse…y vont l’prendre, l’pauvre bougre ».
Alphonse Le Gastelois fut emprisonné trois mois avant son procès, et, selon l’avocat Falle, qui le représentait pour la deuxième fois, il avait pris beaucoup de poids, faisant trois repas par jour en prison.
M. Falle déclara qu’un tir de fusil avait pu provoqué un départ d’incendie, et que M. Le Gastelois, ne sachant nager, n’avait pu se rendre sur l’île où avait pris le feu compte tenu de la hauteur de la marée. Les témoins qu’il avait requis l’appuyèrent. Alphonse Le Gastelois fut déclaré non coupable.
Sur le conseil de son avocat et de ses amis, Alphonse Le Gastelois, alors âgé de 61 ans, resta à Jersey après son procès et s’installa dans une maison modeste située Dumaresq Street. Il y fit pousser des fruits et des légumes dans un petit jardin et continua à mener une existence austère comme par le passé.
En 1999, le sénateur John Rothwell proposa aux Etats de lui allouer 20000 livres en compensation des traitements qui lui avaient été infligés. Il retira sa proposition quand les membres refusèrent de débattre à huis clos.
Alphonse Le Gastelois ne reçut aucun argent public et ne fit l’objet d’aucune apologie publique.
L’âge venant, non marié, sans enfant, Alphonse demeura à Victoria Cottage Homes, une maison de retraite, où il vécut trois ans. Quand sa santé se détériora, il passa quelque temps au General Hospital, avant d’être transféré au Guardian Nursing Home où il passa de nouveau trois ans. Il vécut les dix huit derniers mois de sa vie au Palm Springs nursing home à Trinity Hill où il mourut dimanche 3 juin 2012, jour du jubilé des soixante ans de règne de la reine d’Angleterre Élisabeth II, son duc ! Il était né le 9 octobre 1914 et avait donc près de 98 ans. Il a été inhumé à la chapelle du crématorium du Mont-L’Abbé, à Jersey, mercredi 13 juin, en présence de personnalités françaises et jersiaises, et en particulier de son ami, l’historien Alain Blancheton, à la fois jersiais et français.
Ses cendres seront dispersées au printemps prochain sur les ruines du prieuré des Écrehou.


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